À ce propos, je ne peux mieux faire que citer le très révéré grand-oncle de mon mari, maître Hampâté Bâ : « La naissance d'un enfant est considérée comme la preuve palpable qu'une parcelle de l'existence anonyme s'est détachée en vue d'accomplir une mission sur notre terre. Une importance toute particulière sera accordée à la cérémonie du baptême au cours de laquelle on donne un togo ou prénom au nouveau-né. Le togo définit le petit individu. Il le situe dans la grande communauté. »
Hélas, comme il sera raconté plus tard, en réponse à la question 5 du 13-0021, mon père, confiant en certains signes irréfutables, attendait un fils. Tout était prêt pour son arrivée glorieuse, à commencer par le prénom de Gustave. Le cher héritier n'aurait qu'à s'y installer et se laisser porter, travail aidant, vers les plus hautes destinées, à l'image de son saint patron, le plus grand ingénieur de tous les temps, Gustave Eiffel, 1832-1923, divinité favorite d'Ousmane.
Pour une fille, le désert. Rien n'était prévu. Quand il fallut se rendre à la triste évidence – Manama n'avait pas engendré le mâle tant espéré –, mon père ne resta pas longtemps dépourvu.
— Nous l’appellerons Marie.
— Pourquoi donc un prénom chrétien ?
— Ignorante épouse ! Marie, comme Marie Curie, 1867-1934, la grande savante, deux fois prix Nobel. Un jour, tu comprendras que la Science ne se préoccupe pas des sexes. Si notre fille devient ingénieur, et tel est mon souhait, elle sera en même temps un garçon.
— Qu'ai-je fait à Dieu pour entendre de telles bêtises ?
— La Science est aussi supérieure à la religion.
— Cette fois, je me bouche les oreilles. Maudite soit la femme dont le mari blasphème. Notre fille se prénommera Adamé.
— Femme inconséquente et rétive ! Pourquoi Adamé ? Rien que pour me contredire ? Ou c'est le mot qui t'est venu d'abord parce qu'il commence par A…
— Homme ignare ! Adamé Aïské Thiam, mère glorieuse du prophète El Hadj Omar Tall (1795-1864), celui qui a tenté de défendre notre région contre la griffe avide de tes chers Français. Notre fille, tu n'as même pas remarqué comme elle te ressemble, s'appelle Adamé, un point c'est tout.
Telle fut, à mon propos, alors que je venais à peine de pénétrer dans ce monde, l'une des innombrables joutes, aussi violentes qu'érudites, qui devaient, quarante années durant, égayer la vie commune de mes parents. Nul armistice en perspective : la même folie de l'obstination les habitaient.
— Marie !
— Non, Adamé !
Un mois après ma naissance, j'étais toujours écartelée entre mes deux appellations. Et pas encore baptisée.
Notre entourage s'inquiétait : Dieu ne va pas tarder à gronder. Qui sont ces gens-là, Se dira-t-Il, ces incapables ? Que va devenir Ma création si les humains ne prennent pas Mon relais en nommant les choses et les êtres ? Il va Me falloir les punir.
Pour éviter cette colère, on demanda l'arbitrage du chef du village, vieillard édenté, déjà plus qu'à moitié locataire de la mort. Sans hésitation, quatre syllabes, dont une muette, sortirent de ses gencives grises :
— Mar-gue-ri-te.
Et l'éclair d'une formidable gaieté illumina son visage. Sa famille applaudit : depuis vingt ans, on n'avait plus vu sourire l'ancêtre, perclus qu'il était de maladies et la plupart du temps éloigné de lui-même par d'innombrables absences.
Je n'ai jamais eu l'occasion de remercier ce parrain : trois mois après son cadeau, il avait quitté ce monde. Sans doute pressé de rejoindre cette mystérieuse Marguerite dont personne n'avait entendu parler jusqu'alors, selon toute probabilité une femme rencontrée en France, où il avait été emmené combattre, comme tous ceux de sa génération, et que j'allais dorénavant être chargée d'incarner.
Le désir engendrant parfois, sinon la sagesse, du moins la diplomatie, mon père, une fois ce jugement rendu, s'adressa en ces termes à ma mère :
— Si j'accepte qu'après Marguerite, sur le papier officiel, s'inscrive le prénom d'Adamé, tu reviendras partager ma couche ?
— Dans ce cas, Adamé sera suivie de Marie.
Et c'est ainsi que, l'après-midi même, fut conçu mon premier frère, Salif.